Lyncher pour ne pas être lynché ? Réflexions sur les réactions suscitées par « Heavy Petting » de Singer

REUS Estiva, Lyncher pour ne pas être lynché ? Réflexions sur les réactions suscitées par « Heavy Petting » de Singer, Cahiers Antispécistes, N° 22, février 2003.

Le n° 22 des Cahiers Antispécistes est consacré à la béstialité. Cet article revient sur la polémique provoquée par la publication en 2001 de l'article de Peter Singer intitulé « Heavy Petting » publié sur le site consacré à la sexualité, Nerve (http://www.nerve.com/) et dont les cahiers donnent une traduction.

Le texte intégral de cet article présenté ici provient du site des cahiers antispéciste

Lyncher pour ne pas être lynché ? Réflexions sur les réactions suscitées par « Heavy Petting » de Singer Estiva Reus En mars 2001 paraît sur le site du magazine Nerve l'article de Peter Singer intitulé « Heavy Petting » (http://www.nerve.com/) dont nous publions la traduction pages 13 à 17 de ce numéro des Cahiers antispécistes. Les réactions de lecteurs1 exprimées sur le site de Nerve sont impressionnantes à la fois par leur nombre et par leur contenu. Parmi ces réactions figurent des éléments auxquels on peut s'attendre : des félicitations adressées à l'auteur, des critiques argumentées, des réflexions d'ordres divers sur la zoophilie (aspects sanitaires, juridiques, références bibliographiques, témoignages...). Mais on trouve aussi, dans une proportion étonnante, des attaques personnelles envers Singer qui frappent tant par leur violence que par leur décalage par rapport au texte qui les a inspirées.


Texte intégral

La curée

Voici un échantillon des imprécations et injures adressées à Singer :

Je pense que vous êtes un sodomite qui aime propager le mal et la dépravation morale.
Comme M. Singer se désigne lui-même comme un grand singe, il se disqualifie pour porter tout commentaire
valide sur ce qui est « normal » ou « naturel » ou sur « le statut et la dignité des êtres humains ».
C'est l'article le plus dégoûtant que j'aie jamais lu...
Conclusion : ne laissez pas M. Singer promener votre chien.
... votre article est tout simplement dégoûtant. [...] et vous voulez décider pour nous en matière de bioéthique ?
Allez-vous en !
Parents, lisez les écrits fous de Peter Singer et prenez la résolution de ne jamais, jamais, jamais, envoyer vos
enfants à Princeton.
J'espère sincèrement que vous serez l'une de ces poules dont vous parlez dans votre prochaine vie.
Vous êtes un putain de baiseur malade. Procurez-vous un âne et soyez heureux.
Singer n'est pas un intellectuel, c'est un malade, et il est complètement immoral.
Cet article est sûrement fondé sur l'expérience d'une vie dérangée et dépourvue de contact sexuel humain
normal. Le seul aspect réconfortant de cet article est la certitude qu'une personne qui est malade de cette
manière est incapable de se reproduire. Continuez à baiser avec les poules et laissez le génome humain un peu
moins pollué.
Cet article montre hélas à l'évidence qu'il n'est pas plus intelligent que le chien commun dont il parle.
Rendez-nous service : mourrez !

Un certain nombre des commentaires insultants ou horrifiés s'appuient sur des références à la Bible ou émanent de personnes outrées du fait que Singer considère les humains comme des bêtes. Mais parmi leurs auteurs figurent également de nombreux militants animalistes. Visiblement, ceux-là aussi veulent sa tête. Il interviennent sur le thème « celui-là n'est pas des nôtres, sachez bien que nous n'avons rien à voir avec lui » :

Honte à toi Peter Singer. Ceux d'entre nous qui se soucient réellement des animaux ne les exploitent pas pour
avoir leur nom sous les projecteurs.
Il est difficile de croire que Singer ait été qualifié de « leader moral » dans le mouvement de défense animale.
[...] Quiconque continue à voir Singer comme un leader moral après avoir lu cette merde a besoin de se réveiller.

Ces réactions ne sont pas celles de militants isolés et peu représentatifs. On la retrouve au niveau institutionnel, à travers les prises de position publiques de diverses associations animalistes américaines (ASAIRS2, Friends of Animals, NEAVS3,...).

Tandis que les uns dénoncent et que les autres laissent faire en silence, seule la Présidente de PETA4, Ingrid Newkirk, intervient sobrement à contre-courant en déclarant :

Peter Singer est un intellectuel, par conséquent il ne raisonne pas en noir et blanc. Il regarde les zones grises
entre les deux.

Elle souligne qu'aussi bien Singer qu'elle-même condamnent absolument et sans la moindre équivoque toute recherche de plaisir sexuel avec les animaux impliquant la violence, la contrainte ou la peur. On aurait pu s'attendre à ce que cette mise au point émanant de la responsable d'une des plus grandes organisations animalistes mondiales calme le jeu. En fait, la chasse aux sorcières continue de plus belle, à ceci près que Newkirk en devient la cible au même titre que Singer. On l'accuse (elle ou PETA dans son ensemble) d'avoir trahi la cause animale, parfois en des termes qui frisent l'appel au meurtre :

Franchement, je pense que des gens devraient se présenter chez lui [Singer] et lui enfoncer de force dans le ***
quelque chose cinq fois plus large que ce qu'il peut y rentrer et voir s'il aime ça. [...] La présidente de PETA
semble être d'avis qu'on ne peut pas manger un animal mais qu'on peut avoir des relations sexuelles avec lui.
[...] CREVEZ !

Le fait est que la campagne anti-Singer a été encouragée dès le départ par deux ténors des droits des animaux : Tom Regan et Gary Francione.

Le 3 avril 2001, Regan publie un article dont le titre est clair : « Défendre les droits des animaux contre un des ses “défenseurs” ». Le début du texte reprend une thèse qui lui est chère : la distinction entre deux sortes de défenseurs des animaux, les « abolitionnistes » et les « welfarists ». Sur le plan philosophique, les premiers seraient ceux qui, comme lui-même, raisonnent en termes de droits et combattent radicalement l'exploitation animale. Les seconds seraient les tenants de l'utilitarisme, philosophie qui par sa nature même conduirait à se contenter de propositions réformistes d'amélioration de la condition animale5. Regan accuse Singer de défendre une position immorale à propos de la zoophilie, dont l'origine résiderait dans le biais utilitariste qui consiste à considérer que la fin justifie les moyens. Son article se termine par un appel sans équivoque à amplifier la campagne de condamnations contre lui :

La fin de la satisfaction mutuelle ne justifie jamais le moyen de la contrainte sexuelle. La condamnation publique
de l'opinion de Singer sur la sexualité avec des animaux, allant de « Dr. Laura » à la New Republic, aux groupes
de chat sur les droits des animaux et aux pages de courrier des lecteurs des journaux se fait déjà entendre.
Tout indique que le chœur de condamnations va continuer, et il le doit. [...] La foi dans les droits des animaux
peut être contestée de beaucoup de manières, mais ne laissons personne dire qu'elle est sûrement mauvaise
parce qu'elle approuve la sexualité avec les animaux. De façon manifeste et catégorique, elle ne l'approuve pas.

Regan fait presque figure de modéré cependant quand on compare ses propos à ceux tenus par Gary Francione. Dans une lettre ouverte datée du 28 mars 2001, ce dernier demande à Singer de démissionner de son poste de Président du Great Ape Project International, arguant du fait que le soutien qu'il apporte à la bestialité pourrait être utilisé pour justifier l'abus sexuel des grands singes et autres animaux par les humains.

Francione déclare être submergé de mails de militants animalistes prêts à pendre Singer pour les propos tenus dans « Heavy Petting » et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne fait rien pour les calmer avec des déclarations telles que celles-ci :

C'est une honte que le désir de Singer d'être sous les projecteurs soit si intense qu'il est prêt à encourager la
sexualité avec les animaux - une position qui ne mérite rien de moins qu'une condamnation franche et absolue.
Il a fondé sa carrière sur des prises de positions scandaleuses comme celle-ci.

Plus tard, il écrit encore dans une lettre adressée à ses collègues6 que « “Heavy petting” est un essai inquiétant à divers égards, y compris son franc sexisme et sa tentative d'érotiser la bestialité ». Dans la même lettre, il dresse un catalogue des méfaits passés de Singer, parmi lesquels il mentionne son soutien à la « trahison » de PETA à propos de Mac Donald7 et ses prises de position en matière de bioéthique qui ont eu pour conséquence de ternir le combat pour les droits des animaux en l'associant à « ces idées mêmes qui furent développées par certains universitaires comme composantes des fondements théoriques du nazisme ».


Que dit Singer ?

Imaginons que, sans avoir lu le texte de Singer, nous ayons à en deviner la teneur et le style d'après les réactions évoquées ci-dessus. Que penserions-nous qu'il contient ?

Nous penserions qu'il s'agit d'une pièce de littérature érotique ou pornographique destinée à promouvoir la bestialité. Nous dirions que l'auteur a probablement une large expérience en la matière et souhaite le faire savoir et/ou qu'il a choisi de défendre une position choquante pour le plaisir de faire parler de lui. Outre son côté exhibitionniste, nous nous attendrions à ce que le texte révèle d'autres traits de son caractère : il est sadique (il vante la jouissance obtenue en abusant sexuellement des animaux) et il est sexiste (peut-être est-il un de ces voyeurs qui se délectent à humilier les femmes en leur imposant des relations sexuelles avec des animaux ?).


Le Pervers Pépère qui courrait se procurer le texte de Singer sur la foi des réactions de ses détracteurs serait terriblement déçu. Ni érotisme torride, ni pornographie vicieuse. Pas l'ombre d'une révélation sur la vie sexuelle de l'auteur, pas le moindre indice de penchants sexistes, zoophiles ou sadiques. En fait il s'agit d'un texte analytique, où Singer développe une réflexion personnelle à partir du commentaire d'un livre récent (Dearest Pet de Dekkers (Midas)).

Le point de départ en est un double constat : les pratiques et phantasmes zoophiles sont relativement développés chez les humains et cependant la bestialité fait l'objet d'une réprobation morale absolue. D'où la question : pourquoi cet apparent paradoxe ? La réponse que propose l'auteur est que les humains sont des animaux dont les pulsions et organes sexuels ressemblent à ceux d'autres animaux, et qui par conséquent peuvent trouver satisfaisants les contacts sexuels avec eux. Mais ils sont des animaux qui refusent de se reconnaître comme tels, d'où la puissance du tabou à l'encontre de la zoophilie (« une [...] force puissante est à l'œuvre : notre désir de nous différencier des animaux, sur le plan érotique comme en tout autre domaine »). S'il y a matière à critique, c'est sur l'interprétation des faits qu'elle doit porter.

Singer a-t-il eu tort de dire que les humains se livraient à la bestialité parce qu'ils pouvaient en tirer du plaisir ? On voit mal pourquoi cette pratique existerait s'il en allait autrement.

Singer s'est-il trompé en estimant que la condamnation de la bestialité dans une société spéciste est un symptôme de son caractère spéciste ? L'explication alternative serait que la réprobation de la zoophilie traduit l'extrême sollicitude de nos contemporains envers les animaux. Elle ne paraît guère convaincante dans un monde où il est permis les supplicier et de les tuer en masse pour la viande, la recherche ou les loisirs.


Le cœur de l'article porte sur un thème de sociologie des mœurs, et non de philosophie éthique. Les quelques passages où l'auteur exprime de surcroît une position personnelle n'offrent guère matière à indignation vertueuse. Le fait est que Singer ne porte aucun jugement du tout sur la bestialité si l'on entend par là une prise de position globale sur son caractère moral ou immoral. Il la condamne quand elle porte préjudice aux animaux (c'est « une raison valable pour laquelle certains des actes décrits dans le livre de Dekkers sont indéniablement mauvais et devraient rester des crimes »). Dans les autres cas, l'auteur n'indique pas s'il la juge moralement acceptable ou non.

Mon intention en commentant le livre de Midas Dekkers était de soulever la question de savoir pourquoi
les relations sexuelles entre humains et animaux qui ne sont pas imposées par la force, et qui ne causent
ni blessure ni angoisse à l'animal sont encore universellement considérées comme inacceptables, en dépit
de l'effondrement des tabous portant sur les activités sexuelles qui ne peuvent conduire à la procréation.
Mon but était d'amener les gens à réfléchir à cette question, et non d'exprimer une position nette dans un
sens ou dans l'autre concernant les contacts sexuels entre humains et animaux8.

Le seul jugement d'ordre général porté sur la bestialité dans « Heavy Petting » s'inscrit dans le prolongement du thème principal de l'article. Mais c'est un jugement purement négatif, à savoir que l'atteinte à la dignité humaine n'est pas une raison valable de condamner la zoophilie. Il est contenu dans la dernière phrase du texte : « Cela ne rend pas les rapports sexuels entre membres d'espèces différentes normaux, ou naturels, quoi que ces mots si abusivement employés puissent signifier, mais cela implique que de tels rapports cessent de constituer une offense envers notre statut et notre dignité d'êtres humains. »

Les militants animalistes voulaient-ils entendre que les rapports sexuels entre humains et animaux sont mauvais parce qu'ils portent atteinte à la dignité humaine ? Non ? Alors comment expliquer leur sainte colère ?


Une critique fondée ?

Les reproches adressés à Singer ont bien un lien avec son texte. Ses détracteurs lui en ont mortellement voulu d'une chose qu'il a effectivement écrite, et d'une autre qu'il n'a pas écrite alors qu'ils estimaient capital de la dire. Si la première était manifestement fausse et la seconde indéniablement vraie, on pourrait estimer qu'à la base de la vague d'hostilité suscitée par « Heavy Petting » se trouvait une critique légitime et clairement argumentée, qui ensuite a dégénéré vers l'insulte.

Des contacts sexuels mutuellement satisfaisants ?

Singer évoque des abus sexuels sur animaux d'une extrême violence (pénétration et décapitation des poules) et d'autres où des hommes utilisent des non-humains comme objets sexuels sans se soucier le moins du monde de savoir s'ils leur causent un tort physique ou psychique9 (la zoophilie « rurale » par exemple). Mais, sans se montrer affirmatif, il mentionne aussi la possible existence de contacts sexuels mutuellement satisfaisants :

Mais le contact sexuel avec les animaux n'implique pas toujours la cruauté. Qui, dans une conversation
en société, ne s'est jamais vu interrompre par le chien de la maison venu s'agripper à la jambe d'un
visiteur et y frotter vigoureusement son pénis ? L'hôte décourage habituellement ce genre d'activités
mais, en privé, tout le monde ne refuse pas que son chien l'utilise de la sorte, et il se pourrait que des
activités mutuellement satisfaisantes se développent parfois.

C'est probablement ce passage qui a déclenché le délire accusatoire de promotion de la zoophilie. Il ne contient pourtant aucune prescription. Il s'agit d'une hypothèse sur les faits. La seule contestation légitime aurait été de reprocher à Singer une erreur sur les faits (ce qui au demeurant ne constitue pas une faute morale). S'agissant de surcroît de l'évocation d'une simple éventualité, la contestation n'est possible qu'en apportant la preuve que la proposition « Il est certain qu'aucun contact sexuel entre un humain et un non-humain n'est mutuellement satisfaisant » est vraie.

Je parierais volontiers qu'aucun des inquisiteurs ne détient une telle preuve, et qu'ils savent parfaitement que dans certains cas eux-mêmes auraient du mal à expliquer en quoi une relation d'ordre sexuel avec un humain est cruelle ou nocive pour les non-humains. Ces cas sont ceux où les animaux sont manifestement demandeurs, ou ceux où ils participent à une activité à connotation sexuelle de leur propre mouvement, sans que l'initiative vienne de l'humain, et sans qu'ils y soient incités par des cajoleries, par un ordre, ou par la contrainte.

Il est difficile de croire que les humains qui prêtent obligeamment leur jambe à un chien, ou leur bras à un chat ou un canard pour qu'ils s'y livrent avec enthousiasme à des frottements leur procurant une excitation sexuelle ne leur occasionnent pas un plaisir. Et si quelques-uns des humains qui acceptent d'être utilisés de la sorte ne le font pas uniquement pour rendre service, mais en éprouvent eux-mêmes une jouissance, où est le crime ?

S'il est exact que certains chiens lèchent spontanément la vulve d'une femme étendue jambes entrouvertes, ou les organes génitaux d'un couple qui vient de faire l'amour, et que la femme ou le couple trouvent agréable de se faire lécher de la sorte, ne peut-on pas parler de relations mutuellement satisfaisantes ?

L'hypothèse de Singer paraît pour le moins plausible.

L'argument du consentement

Singer a déclaré qu'il réprouvait la bestialité lorsqu'elle était nocive pour les animaux. Il ne s'est pas prononcé sur les autres cas. Il est clair que ce silence lui a attiré les foudres de ses pourfendeurs. Ils lui reprochent férocement de ne pas avoir écrit que la bestialité était toujours moralement condamnable10.

Mais sur quelles bases aurait-il pu le faire ? Parce que les animaux souffriraient toujours du contact sexuel avec les humains et n'en tireraient jamais de satisfaction ? On l'a vu, Singer a émis l'hypothèse inverse, et il est vraisemblable que des situations où la relation avec les humains leur est agréable existent. Pourquoi dans de tels cas, devrait-on néanmoins affirmer que les humains impliqués commettent une faute morale ? Une réponse apparaît à des dizaines d'exemplaires dans les réactions des lecteurs, une réponse très brève et formulée par tous dans des termes quasiment identiques : la bestialité est toujours condamnable parce que les animaux ne peuvent pas donner de consentement éclairé aux relations sexuelles avec les humains.

L'opposition à Singer des vedettes universitaires de la philosophie des droits des animaux repose tout entière sur cet argument. Ainsi, Regan écrit-il dans son article du 3 avril 2001 :

Les défenseurs des droits des animaux ne disent pas que quand elles ont lieu en « privé », il n'y a rien de
mal à des « relations [sexuelles] mutuellement satisfaisantes » impliquant des humains et des animaux.
Au contraire nous disons qu'il y a d'emblée quelque chose de mal dans le fait de s'engager dans de telles
activités. Un animal ne peut pas donner son consentement éclairé. Un animal ne peut pas dire « oui » ou « non ».

Dans la lettre précédemment mentionnée qui commence par « chers collègues », Francione reprend le même thème :

Si la sexualité inter-espèces devait être moralement justifiée, alors il faudrait (au minimum) que les animaux
puissent donner un consentement éclairé au contact sexuel. Bien que les animaux soient capables de pensée
abstraite [...] ils ne peuvent pas davantage donner un consentement éclairé à un tel contact que ne le peuvent
les enfants ou les handicapés mentaux. Même si les animaux peuvent désirer avoir un contact sexuel avec des
humains, cela ne signifie pas davantage qu'ils « consentent » à ce contact que le fait qu'un enfant puisse avoir
des désirs sexuels (ou même initier le contact sexuel) ne signifie qu'il consente à une relation sexuelle. De
plus, Peter Singer ignore complètement que la bestialité est un phénomène qui survient largement dans le
cadre non naturel de la domestication ; un animal domestique ne peut pas davantage consentir aux rapports
sexuels que ne le pourrait un esclave humain. Par conséquent, puisque la condition cruciale- le consentement
éclairé- ne peut pas être remplie, le contact sexuel avec un animal ne peut pas être moralement justifié. Discuter
de savoir si ce contact constitue ou non un acte de « cruauté » c'est être vraiment à côté de la question.

Le parallèle avec le thème émotionnellement chargé de la pédophilie rend cet argument à première vue attirant. Et pourtant il est à la fois spécieux et préjudiciable à la cause animale.

Les animaux ont une vie mentale, une volonté, des désirs, des préférences. Il expriment cette volonté par leurs actions ou leurs attitudes et dans de nombreux cas, moyennant un effort d'information et d'observation, on parvient à interpréter correctement les préférences qu'ils manifestent.

Par ailleurs, les animaux sont dans leur immense majorité aujourd'hui sous la dépendance des humains. Cela vaut aussi pour les animaux sauvages pour qui la disposition d'un territoire et la possibilité de vivre à l'écart des humains peut être remise en cause par les décisions humaines. Le rapport de forces est inégal et il est peu probable que cela vienne à changer.

Imaginons un instant que l'on prenne au sérieux la thèse selon laquelle un individu en position objective d'infériorité ne peut pas exprimer un consentement éclairé à une relation avec un individu en position objective de supériorité. Ou bien imaginons que l'on prenne au sérieux l'idée qu'un tel consentement ne peut être formulé que verbalement par un « oui » ou un « non » accompagné d'une dissertation du sujet sur les raisons qui motivent son choix (ce dont les jeunes enfants, les handicapés mentaux et les animaux sont incapables). Cela voudrait dire que le chien qui se présente frétillant la laisse entre les dents ne doit pas être promené car sa position dépendante d'animal domestique le rend inapte à exprimer un consentement éclairé. Qu'il est criminel de nourrir les oiseaux sauvages affamés en hiver car, bien qu'ils se précipitent sur la graisse ou les graines, aucun d'eux ne déclare : « oui, ayant bien pesé le pour et le contre, c'est en toute connaissance de cause que j'accepte la relation de nourrissage entre un humain et moi », et qu'au demeurant cette relation est clairement asymétrique en termes de pouvoir des deux parties. Qu'il est scandaleux de chercher à mettre fin à l'élevage et l'abattage des animaux, car enfin le cri du cochon qu'on égorge ne peut en aucun cas être interprété comme une volonté informée d'avoir la vie sauve...

Les théoriciens des droits des animaux n'auraient jamais songé à utiliser de façon aussi inepte l'argument du consentement éclairé si l'adversaire à abattre n'avait été un concurrent d'inspiration utilitariste, et surtout s'il s'était agi d'un autre thème que celui de la bestialité.

Résumons : il n'est pas certain que tout rapport sexuel inter-espèce cause un tort physique ou psychique ; personne n'a fait valoir de raison convaincante autre que la souffrance causée pour condamner de tels rapports, et Singer n'a pas affirmé qu'il jugeait les contacts sexuels entre humains et non- humains acceptables du moment qu'ils étaient agréables et sans conséquences négatives pour les deux parties. Dans ces conditions, ils ne faut pas se laisser leurrer par les bribes d'apparence de raisonnement présentes chez ceux qui l'attaquent. L'origine des propos haineux tenus contre lui ne réside pas dans une critique rationnelle de ce qu'il a réellement écrit. Il faut chercher l'explication ailleurs.

Sexe, nature et ligues de vertu

Supposons qu'un auteur connu pour ses positions antispécistes ait commenté un ouvrage consacré à l'équitation dans l'histoire humaine, et qu'il ait émis au passage l'hypothèse que parfois les relations entre le cheval et le cavalier puissent être mutuellement satisfaisantes. Il se serait assurément trouvé des personnes pour dénoncer toute forme d'équitation comme un rapport d'exploitation inacceptable. Il est peu probable cependant que l'article aurait soulevé une émotion considérable et déclenché une campagne visant à bannir l'auteur du mouvement animaliste. Mais voilà, il s'agissait de sexe. Singer a probablement surestimé le rapport détendu qu'auraient nos contemporains à l'égard de la sexualité en général et des relations sexuelles non reproductives en particulier.

Comme toujours quand on aborde ce domaine, « l'effet ligue de vertu » s'est fait sentir. C'est parmi les pourfendeurs de la pornographie que se recrutent les meilleurs pornographes : des obsédés sexuels qui ont appris que la sexualité c'était sale, et dont les pulsions s'épanchent en descriptions de scènes truffées de détails scabreux, sous couvert de défense de la moraleet de dénonciation horrifiée de laperversion des autres. En l'occurrence, deux éléments sont symptomatiques de la torsion du débat due à « l'effet ligue devertu » : d'une part le fait que, de façon répétée, Singer soit accusé de se livrer lui-même à la bestialité, d'autre part le fait qu'un nombre élevé de commentaires soient consacrés à la pornographie (les sites zoophiles) dont il n'est pas question dans l'article. Une fois trouvé le bouc émissaire, le dispositif est en place pour s'offrir en toute impunité de bonnes grosses tartines d'obscénités et d'agréables parlotes sur ses phantasmes de viol.


La crispation face à l'article de Singer vient aussi de ce que le sexe est un thème de polarisation privilégié du naturalisme11. La tolérance envers les rapports sexuels non reproductifs a certes progressé concernant les humains, mais en se greffant sur l'interprétation naturaliste/humaniste du monde. Seuls les humains sont des êtres « de liberté ». Eux seuls accomplissent des actes créatifs, manifestation de leur volonté individuelle. Les autres animaux font ce pour quoi ils sont « programmés », et ils sont programmés pour respecter l'ordre général de la nature, chacun à sa place, chacun selon son espèce. Le sexe « gratuit » est concevable chez les humains ; il ne l'est pas pour les autres animaux, dont la sexualité est supposée purement fonctionnelle. Même pour les humains, la tolérance à la dissociation entre sexualité et reproduction reste très relative. Parmi les « graves problèmes éthiques » qui accaparent les comités d'éthique et envahissent les media, on constate une sur-représentation extraordinaire des questions ayant trait à ces sujets. Par exemple, toute atteinte au mode de reproduction « prévu par » la nature soulève une émotion considérable.

La zoophilie heurte la conception naturaliste/humaniste du monde, qui est l'une des figures du spécisme. Les militants animalistes eux-mêmes sont loin de s'être défaits de cette conception, et la façon dont certains argumentent contre Singer en témoigne. On retrouve chez eux l'opposition entre ordre humain et ordre naturel (dont relèvent les animaux), à ceci près que leur sensibilité les pousse à inverser le jugement de valeur porté sur les deux ordres : l'ordre naturel est bon ; il faut le préserver de la perversion humaine, source de tous les maux. Sur le fond, le schéma reste le même. Les animaux, affirment-ils, pratiquent uniquement le sexe utilitaire, c'est à dire celui qui contribue à la préservation de l'espèce. Les rapports inter-espèces n'étant pas féconds, il est inconcevable qu'ils aient lieu à l'initiative d'un animal, ou alors ils ne peuvent provenir que d'un animal dégénéré par la fréquentation des humains. La malignité humaine déteint sur l'animal domestique qui devient à son tour incapable d'obéir aux normes édictées par la nature.


Les activités sexuelles non reproductives, de même que d'autres pratiques ne permettant pas la transmission du patrimoine génétique12, existent chez les non-humains. Mais les adversaires de Singer n'ont que faire d'enquêtes éthologiques. Ils sont en colère parce qu'il porte atteinte à leur représentation de l'ordre des choses. Ils disent parler du monde tel qu'il est. En vérité, ils parlent du monde tel qu'ils voudraient qu'il soit13. Rappeler que le sexe inter-espèce existe, sans ajouter aussitôt qu'il est un scandale (indépendamment de ses conséquences), dérange au plus au point tout ceux pour qui la frontière entre « l'homme » et « la nature » constitue un axe majeur d'interprétation de la réalité. Et cela vaut autant pour ceux qui tiennent à cette ligne de démarcation au nom de la dignité de l'homme que pour ceux qui y tiennent au nom d'une divinisation de la nature et d'une diabolisation de l'humain.

Lyncher pour ne pas être lynché

Remake

En avril 2002 une personne a posté sur la liste de discussion francophone Vegetarien l'article de Singer. Aucun membre de la liste n'avait alors lu les réactions présentes sur le site de Nerve. Et pourtant, il s'est reproduit en miniature ce qui avait déjà eu lieu sur ce site. Quelques personnes ont discuté du fond avec des opinions contradictoires ; plusieurs ont fui le débat sur le thème « c'est dégoûtant je ne veux pas en entendre parler ». Le phénomène frappant est que le petit groupe de participants qui soutenait que « Heavy Petting » n'avait rien de scandaleux a fait l'objet de la part d'un autre groupe d'accusations aussi insensées que celles que Singer avait reçues lui-même : soupçonnés d'approuver voire d'apprécier le défonçage des cloaques ou anus de poules et hamsters, de se délecter de sites pornographiques zoophiles, accusés de pédophilie pour faire bonne mesure, ainsi que d'avoir pour mobile inconscient le développement d'un libéralisme économique effréné, et catalogués parmi les nuisibles pour la cause animale dont il importait de se démarquer.

Sous une forme modérée, c'est ce dernier sentiment qu'exprimait une intervenante, en écrivant :

Ce n'est pas avec ce genre de texte de Singer qui circule sur Internet, que l'on va rallier à notre cause- la
libération des animaux de l'exploitation des humains- un grand nombre de personnes. Présentement, Singer,
par certaines de ses déclarations, nuit à cette cause...

et de façon moins modérée, un autre intervenant :

Les casseroles que vous14 traînez depuis des années avec vos réflexions, ce sont bien des trucs de ce style.
Ces débats ne sont pas nouveaux et ont fait la joie de personnes comme Ariès15. Le végétarisme et la cause
animale vous en remercient ! D'ailleurs à noter que d'après ce qui a été dit sur Ethiquanimal16 à la sortie du
bouquin d'Ariès, ce monsieur dit ne pas être opposé au veganisme s'il ne s'agissait que de cela. S'il n'y avait
peut-être pas autant de casseroles de votre part, il n'aurait peut-être pas écrit ce bouquin (supposition bien
sûr). Vous vous êtes peut-être un peu emportés la semaine dernière, maintenant vous avez peut-être la « gueule
de bois » en vous appercevant que vous vous êtes un peu trop lâchés. Vous vous démerdez maintenant. Pour ma
part, je ne me revendiquerai jamais « antispéciste ».

Sous la hargne, la peur

Pourquoi ces réactions d'une hostilité démesurée et tellement hors de propos par rapport à ce qu'ont réellement écrit les personnes à qui elles s'adressent ? Une interprétation plausible est qu'elles traduisent la peur, une façon inacceptable de traiter une peur qui a des raisons d'être réelle. Les défenseurs des animaux, les végétariens, les antispécistes se heurtent en permanence à un effort de la majorité de la société pour les marginaliser, au moins par le ridicule, souvent par des accusations plus graves de manquement à leur devoir de solidarité envers les humains, voire de complicité avec les idéologies humanicides.

Face à cela, chacun se défend comme il peut. Une des défenses qui se met en place à notre insu consiste à tenter, parce que nous sommes déviants sur le chapitre des animaux, de nous racheter en nous montrant le plus conformistes possible, le plus « socialement normaux » possible sur tous les sujets sensibles. Peu sont prêts à prendre le risque d'aborder de tels sujets et peu sont prêts à accepter que d'autres animalistes prennent l'initiative d'en parler. Et quand cela se produit, beaucoup ne voient pas d'autre planche de salut que de s'en distancer de la façon la plus spectaculaire. Non pas de façon rationnelle en faisant savoir, le cas échéant, qu'ils ont sur tel thème un point de vue différent du leur et en expliquant pourquoi. Car ce qui les met en colère n'est pas une divergence d'opinion, mais le fait qu'ils ressentent la prise de parole de quelqu'un de leur « camp » sur un sujet délicat comme un acte intolérable en cela qu'il compromet leurs propres efforts pour se gagner une respectabilité sociale. « La faute d'un chrétien retombe sur lui, la faute d'un Juif retombe sur tous les Juifs » écrivait Anne Franck dans son Journal17. De même, la faute d'un animaliste retombe sur tous les animalistes. C'est vrai en apparence : que Brigitte Bardot déclare son soutien à Le Pen et c'est toute la défense animale qui est éclaboussée.


C'est la peur qui suscite chez le mouvement de libération animale l'envie de faire taire Singer, de le déconsidérer, de le mettre à l'écart. C'est la peur qui produit le réflexe exorbitant de reprocher à un philosophe de s'exprimer en son nom sur des thèmes tels que la bestialité, l'euthanasie ou l'avortement, dès lors qu'il ne s'en tient pas à une prose floue et consensuelle. Parce que la zoophilie est un domaine où la réprobation sociale est demeurée puissante, la raison a cédé la place à la panique. Les animalistes ont été incapables de lire et de comprendre le texte de Singer parce qu'ils étaient aveuglés par l'angoisse qui les habite : celle d'être des objets de mépris. « Heavy Petting » a été le catalyseur qui leur a permis de parler d'une menace qu'ils sentent peser sur eux, parce que tout à coup il a semblé possible d'exorciser le danger en désignant un responsable. La seule chose qu'ils ont retenue est : « À cause de Singer, nous allons tous passer pour des zoophiles ». Sauf si... sauf si on se met du côté de ceux qui dénoncent ! Au point de mettre une double dose de conformisme. Au point d'aller dire que ce sont les mauvais animalistes qui sont responsables des insanités écrites par un Paul Ariès. Au point de les traiter de pédophiles et de pornographes. C'est le seul moyen qu'ils ont trouvé d'échapper au lynchage social dont ils risquent d'être les victimes. Ils lynchent pour ne pas être lynchés.

Le mensonge : pour protéger qui ?

Sur le site de Nerve comme sur la liste Végétarien, les opposants à Singer ont commencé par des propos empreints d'une rage viscérale. Puis, parce que quelques-uns faisaient barrage, certains ont adopté une position de repli. Faute de pouvoir démontrer que Singer avait assurément tort, ou qu'il était réellement coupable de ce dont ils l'avaient accusé, ils se sont mis à broder sur le thème « toute vérité n'est pas bonne à dire ». Il faudrait clamer que la bestialité est toujours nocive pour les animaux, même s'il est possible qu'il existe des exceptions. Il faudrait cacher nos doutes à la fois pour éviter de fournir une excuse fallacieuse aux authentiques abuseurs d'animaux, et pour ne pas affaiblir l'ardeur mise à les combattre chez les animalistes.

En apparence, il s'agit d'un plaidoyer pour la duplicité : nous, qui sommes assez intelligents pour comprendre, devons mentir à ceux qui sont moins éclairés pour les guider vers le droit chemin. Ça ne tient pas debout. Qui sont donc les imbéciles qui ne voient pas la différence entre laisser un chat se frotter sur un bras et pénétrer de force une poule ou une chèvre ?

La bestialité se pratique en privé si bien qu'une interdiction légale ne peut suffire à l'empêcher ; elle se pratique alors que le tabou à son encontre existe depuis des siècles. Les abus ne disparaîtront que si leurs auteurs ou leurs proches sont persuadés que les animaux comptent et qu'on leur cause un tort en les utilisant comme objets sexuels. Cela facilitera-t-il la compréhension de leur part d'assimiler à un viol le fait d'accepter qu'un chien leur lèche spontanément les organes génitaux ?


Mais le plaidoyer pour le mensonge paternaliste prend aussi une autre figure : il faudrait éviter de dire les choses telles qu'on les pense pour pouvoir être compris du « public ». En ne se pliant pas à cette règle, Singer aurait discrédité le mouvement animaliste. Voici une version de cette thèse (exprimée sur un ton plus calme que la moyenne) trouvée sur le site de Nerve. Son auteur s'adresse à Singer :

Le succès de la libération animale ne dépend pas seulement de l'idéologie, des arguments juridiques,
et du raisonnement philosophique mais aussi, et peut-être de façon plus importante, des stratégies
sophistiquées qui permettront à la majorité d'entendre le message, d'accepter le message, et d'agir
selon le message. « Heavy Petting » /.../ servira à marginaliser encore le mouvement pour les droits
des animaux et par conséquent à lui faire du tort. La conséquence en sera de nous enfoncer plus profond
dans le puits des préjugés, ce trou infernal du ridicule qui reste notre plus grand obstacle et ennemi.
/.../ beaucoup étudieront chacune de vos paroles non pas pour mieux fonder leurs arguments en faveur
des droits des animaux, mais plutôt pour découvrir de nouvelles manières de discréditer nos efforts. On
leur a fourni de nouvelles munitions et de nouvelles accusations pour alimenter leur argumentation sur
l'absurdité de nos convictions. « Heavy Petting » sera utilisé contre nous. N'en doutez pas. Je ne pense pas
que telle était votre intention. Je pense plutôt que ceux d'entre nous qui passent beaucoup de temps à
penser /.../ s'égarent parfois et oublient que toute pensée n'a pas besoin d'être exprimée même s'il se
trouve quelqu'un pour l'imprimer.

Ce raisonnement fait référence à un fait réel (la volonté de marginaliser le mouvement pour les animaux). L'explication proposée est contestable : ce n'est pas parce que les animalistes tiennent des propos inintelligibles ou inadaptés qu'ils sont victimes des préjugés. Si la réflexion avait pris le pas sur la peur d'être un objet de ridicule et de honte, on aurait compris que le « public » n'est pas plus stupide que les tenants de la libération animale. Le public sait lire, et ne lit nulle part dans « Heavy Petting » que l'auteur préconise d'abuser sexuellement les animaux. Le public est par ailleurs très capable de comprendre que les antispécistes, tout comme les socialistes ou les athées, ne sont pas un groupe de clones mentaux et que les écrits de l'un d'eux n'engagent pas tous les autres.

Ceux qui plaident pour la duplicité se trompent sur leurs propres mobiles. Ils ne tiennent pas à mentir ou à taire leurs doutes pour protéger les animaux des faibles d'esprit. Ils tiennent à mentir pour se protéger eux, pour se protéger du mépris que manifeste le « public » envers eux. Non seulement ils se cachent le but qu'ils poursuivent, mais ils emploient les mauvais moyens pour l'atteindre car...

...pour les antisémites, il n'y a pas de bons Juifs

Il est exact que les défenseurs de l'ordre spéciste vont se servir de Singer pour accuser les tenants de la libération animale d'être des abuseurs d'animaux, ou des crypto-nazis, ou de n'importe quoi d'autre. Mais est-ce à cause de Singer qu'ils le font ?

Est-ce à cause de Singer que Paul Ariès - comme le suggérait un intervenant de la liste Végétarien - s'est mis à vomir sur les tenants de la libération animale, alors qu'au départ il n'aurait eu aucune hostilité envers les vegans ? En fait, Ariès n'a pas attendu la parution de « Heavy Petting » (2001) pour faire le lien entre antispécisme et zoophilie. Dès 1997 (dans Le retour du Diable) il faisait le rapprochement entre les satanistes qui s'accouplent avec les animaux et les antispécistes (car les uns comme les autres ne respectent pas la frontière sacrée entre humains et animaux).

Est-ce à cause de Singer que nous nous faisons traiter de nazis ? A-t-on eu besoin de lui, ou de Brigitte Bardot, pour nous servir jusqu'à plus soif que « Hitler était végétarien », en oubliant qu'il mangeait de la viande et que dès 1933 il avait interdit toutes les associations végétariennes sur le territoire allemand ?

Est-ce à cause de Singer que le premier quidam venu, qui ne connaît ni le nom ni les œuvres de cet auteur, nous lance à la figure que nous sommes une secte ou des affameurs du tiers monde ?

Certes, le premier quidam venu, s'il entend dire que Singer défend la zoophilie ou qu'il a des penchants nazis va s'empresser de le répéter, et être trop heureux de le croire. Comme il va s'empresser de répéter toute « information » négative concernant les défenseurs des animaux. Pas parce qu'il est idiot, pas parce qu'il a été vérifier les sources et qu'il a trouvé des propos ambigus ou inintelligibles pour ses capacités intellectuelles limitées. Parce que la mauvaise foi est son mécanisme de défense, sa façon à lui de lyncher pour écarter ce qui le dérange. Tant qu'il réussit à focaliser l'attention des autres et la sienne sur les tares supposées de ceux qui mettent en cause son comportement, il évite la discussion sur le fond et il évite de regarder en face les conséquences de ses actes.

Il est consternant de voir avec quel aveuglement les tenants de la libération animale se précipitent dans le piège, avec quelle énergie ils aident à le perfectionner en criant plus fort que les spécistes que Singer est un nazi zoophile. Tout ça parce qu'ils espèrent sauver de la sorte leur respectabilité et accroître leur audience. Le calcul est tout faux.

Il est vrai qu'en terre antisémite la faute d'un Juif retombe sur tous les Juifs. Mais on ne doit pas oublier qu'en terre antisémite, la principale faute d'un Juif c'est d'être Juif ; il n'échappe pas au mépris en jouant au bon Juif assimilé qui crache plus fort que les chrétiens ou les musulmans sur les autres Juifs. Ce n'est pas à cause des méfaits commis par les Juifs qu'on les persécute, c'est parce qu'on les persécute qu'on leur impute des méfaits.


L'hostilité envers les défenseurs des animaux est le symptôme d'une mauvaise conscience refoulée. Le « public » leur en veut de lui rappeler une chose qu'au fond il sait très bien et qu'il aimerait se cacher : qu'il est la cause directe de la souffrance et de la mort d'êtres aussi sensibles que lui, aussi désireux que lui d'avoir une vie heureuse. En disant cette vérité, on s'expose forcément à la calomnie parce que c'est la réaction première de défense de celui qui ne veut pas reconnaître ses torts. Il faut être bien naïf pour croire qu'on peut y échapper en crucifiant Singer. Si un bon militant animaliste est celui qui ne froisse pas le public, alors c'est celui qui sur l'essentiel se tait. Pour les spécistes, un bon antispéciste est celui qui abonde dans leur sens, c'est à dire celui qui n'en est pas un.

Arrêter de mentir et de se mentir

Parce que le sexe avec les animaux est un sujet tabou, les réactions à « Heavy Petting » ont atteint un paroxysme de virulence et de bêtise. Mais au-delà de cette question particulière, elles sont symptomatiques d'un malaise latent dans le mouvement pour les animaux, qui est tout autant responsable de sa faiblesse que les ennemis qui le menacent de l'extérieur. Le malaise tient à la peur d'affronter les autres et aussi à la peur de reconnaître ses propres incertitudes face aux choix difficiles.

C'est la peur d'affronter les autres qui conduit à biaiser en dissimulant son engagement pour les animaux en lutte pour la santé humaine, ou pour le tiers-monde, ou pour l'environnement, ou contre les « lobbies » (de la viande, de l'industrie pharmaceutique...). Stratégie qui certes ne froisse pas le public mais qui renforce l'idée qu'une cause ne vaut la peine qu'on la soutienne que si elle sert des intérêts humains.

La peur n'est pas l'apanage des tièdes et des réformistes. Elle alimente aussi un radicalisme conformiste qui se présente comme étant sans concession quand il s'agit de défendre les animaux, mais qui le fait en niant l'existence de dilemmes tragiques, donc en s'épargnant d'avoir à penser en défaveur de qui il faut trancher. C'est le courant aux multiples visages du « tout va dans le même sens » (non à la vivisection qui torture des animaux pour produire des médicaments inefficaces ou nocifs ; non à la viande, cause du martyre animal, et véritable poison pour l'organisme humain ; vive la réintroduction du loup dans son intérêt et celui de ses proies car les prédateurs abrègent les souffrances des individus les plus faibles et sauvent leurs victimes des misères de la surpopulation...). Ou encore le courant voisin des détecteurs de la cause unique de tous les maux qui une fois extirpée ouvrira la porte du paradis pour tous (le capitalisme, le machisme, les politiciens véreux, les media qui nous cachent tout... ou tout autre complot de méchants pleins de pouvoir qui veulent du mal au gentil peuple des innocents). De même, la faveur dont jouit l'approche par les droits relativement à l'approche utilitariste chez des militants qui n'ont pas creusé la nature de ces deux philosophies tient pour beaucoup, je crois, à ce qu'ils ont l'illusion qu'en adoptant l'approche par les droits on évite de prendre position sur des situations où les intérêts majeurs des uns ne peuvent être satisfaits qu'en sacrifiant les intérêts majeurs des autres.


Si nous apprenons à reconnaître ces peurs pour ce qu'elles sont, le mouvement pour les animaux sera plus serein et plus efficace.

Pour faire reculer le spécisme, il faut dire les choses telles que nous les pensons au lieu de nous contorsionner pour nous adapter à ce que le public voudrait entendre. Nous n'éviterons pas un certain nombre de réactions désagréables. Mais la cause n'est pas perdue pour autant. Ce que nous avons été capables de comprendre et qui nous a conduits à cesser des pratiques meurtrières, d'autres peuvent le comprendre aussi. Encore faut-il s'adresser à eux avec franchise, leur parler en égaux, et non comme à des gens irrémédiablement stupides ou vicieux.

Il faut avoir le courage de dire au public certaines vérités dérangeantes, mais aussi celui de ne pas nous en cacher d'autres à nous-mêmes. Nous n'avons pas toutes les connaissances nécessaires pour juger du choix juste en toutes circonstances, parce que nous manquons d'informations sur les faits, et parce que nous ne disposons pas d'une théorie incontestable pour nous guider face aux dilemmes tragiques. Mais reconnaître que les dilemmes existent et que nous n'avons pas tous les outils pour les traiter est la condition minimale pour espérer progresser en ce domaine. Ne serait-ce que parce que cela montre combien la recherche et la réflexion sont nécessaires. La recherche suppose que des personnes puissent émettre des hypothèses différentes sur des faits imparfaitement connus, et présenter des options différentes sur les critères à appliquer pour agir de façon morale. Qu'elles puissent le faire sans être prises à parti par la meute de ceux qui imaginent que c'est en crachant sur elles qu'ils peuvent sauver leur respectabilité.

Le mouvement animaliste sera plus fort s'il se débarrasse de la politique du mensonge et de la police de la pensée.

Notes :

1. Jusqu'à il y a peu, l'ensemble du courrier des lecteurs était en consultation libre sur http://www.nerve.com/Opinions/Singe.... Sauf indication contraire, toutes les citations incluses dans cet article proviennent des commentaires qu'on pouvait lire de cette manière sur le site de Nerve. Les textes de Regan et Francione que nous évoquerons plus bas étaient également disponibles à cette adresse. Désormais, il est nécessaire de payer pour pouvoir y accéder.

2. ASAIRS : The Animal Sexual Abuse Information and Resource Site.

3. NEAVS : The New England Anti-Vivisection Society.

4. PETA : People for the Ethical Treatment of Animals.

5. Les propositions de Regan en la matière mériteraient une discussion approfondie, mais cela nous éloignerait par trop du sujet qui nous occupe ici.

6. Cette lettre que Francione signe en mentionnant tous ses titres universitaires se trouve intégralement sur le site de Nerve, mais rien ne permet d'en préciser la date.

7. Je suppose que Francione fait référence ici au fait qu'en septembre 2000 PETA a mis un terme (après onze mois) à son ordre de boycott de la chaîne de restaurants Mac Donald, après avoir obtenu de celle-ci des engagements concernant les conditions d'abattage des animaux utilisés, ainsi que quelques exigences sur les conditions d'élevage des volailles chez leurs fournisseurs (cf. http://www.shameway.com/corresp.html).

8. Mail privé de Peter Singer à Estiva Reus du 24 juillet 2002. Les italiques ont été ajoutées par E.R.

9. Il est possible que la grande majorité des rapports où il y a pénétration d'un animal par un humain causent un tort à l'animal, même lorsque l'homme ne cherche pas délibérément à blesser ou à faire souffrir, même lorsque ces relations ont lieu avec un animal familier avec lequel existent par ailleurs des liens d'affection réciproque. Non seulement à cause des problèmes de santé qui risquent d'en découler, y compris lorsque les rapports ont lieu entre individus de tailles compatibles (vaginite, infection du vagin, infection des voies urinaires...), mais parce qu'en dehors des périodes de chaleurs les femelles ne désirent probablement pas s'accoupler. J'avoue ne pas disposer d'informations suffisantes pour me prononcer avec certitude sur ce point.

10. Le débat se situe ici sur le plan moral et non sur le plan légal. Il est fréquent que la loi sanctionne des classes de comportements bien qu'ils ne soient pas toujours nocifs ou répréhensibles, parce qu'en pratique il est difficile d'ajuster les textes ou l'intervention de la force publique au cas par cas. De ce fait, on en vient à interdire des catégories d'actes simplement parce qu'on estime que dans beaucoup de cas (mais pas tous) ils ont, ou risquent d'avoir, des conséquences négatives, et que dans beaucoup de cas (mais pas tous) l'interdiction donne de meilleurs résultats que la liberté. Par exemple, il est interdit de servir des boissons alcoolisées aux mineurs dans les cafés, bien que la consommation occasionnelle d'une bière par un adolescent puisse lui procurer un plaisir sans être ni une faute morale ni un acte dangereux pour sa santé.

En l'occurrence, la controverse ne se situe pas sur le terrain juridique. Les adversaires de Singer ne sont pas en train de dire que, pour des raisons pratiques, il est préférable que la loi interdise la zoophilie, quand bien même il y aurait des situations où elle ne nuit à personne. Ils affirment que dans tous les cas, les humains qui ont des relations sexuelles avec des non-humains se comportent de façon immorale, que dans tous les cas, ils agissent mal envers les animaux.

11. Le thème du naturalisme et de ses rapports avec l'humanisme a été analysé dans divers articles des Cahiers antispécistes. On peut également consulter à ce sujet deux textes d'Yves Bonnardel :

- « Contre l'apartheid des espèces », dans Espèces et éthique, ouvrage collectif, éditions tahin-party, 2001.

- La préface de Luc Ferry ou le rétablissement de l'ordre, ouvrage collectif, éditions tahin-party, 2002.

12. Par exemple l'adoption de jeunes appartenant à une autre espèce.

13. Voir à ce propos l'analyse de David Olivier dans « Dégénérescence quand tu nous tiens... », Cahiers antispécistes n°14, décembre 1996.

14. Le « vous » désigne les personnes qui ont refusé de se prononcer contre « Heavy Petting » sur la liste Végétarien et que l'auteur de ce mail assimile aux antispécistes.

15. Référence à l'ouvrage de Paul Ariès Libération animale ou nouveaux terroristes ? , ed. Golias, 2000 (cf. la note de lecture de David Olivier parue dans le numéro 19 des Cahiers antispécistes). L'auteur du message dont la citation est extraite réagit à un autre message où on lui fait remarquer la proximité entre ses calomnies et la prose de Paul Ariès ; dans sa réponse il précise n'avoir pas lu le livre de ce dernier.

16. Nom d'une liste de discussion sur internet.

17. Citation peu fiable, de mémoire, d'un livre que j'ai lu étant adolescente.


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